Wednesday, February 19, 2025

Ukraine/Russie: Et si tout le monde avait raison?! Partie 2


La situation militaire n'a pas beaucoup évolué depuis mon premier article. La Russie grignote lentement le territoire Ukrainien, mais se fait parfois surprendre par des offensives de Kyiv, comme à Koursk. Cet équilibre est obtenu par une aide financière considérable de l'Occident et par des pertes d'hommes en dizaines, voire en centaines de milliers des deux côtés du front. Après trois ans de combats acharnés, ni l'Ukraine, ni la Russie ne semblent vouloir renoncer à se battre. L'économie Russe n'a pas été effondrée par nos sanctions. Le gaz et le pétrole continuent de se vendre, ailleurs. L'armée Ukrainienne a mieux tenu le coup que ne le pensaient les experts qui attendaient sa capitulation pour la semaine prochaine, depuis le début. Zelenski a endossé les habits du président de guerre semble s'inspirer de Dave et de Churchill pour combattre les Russes. 

Mais l'élection de Trump et ses récentes déclarations ont bouleversé cet équilibre meurtrier et destructeur. On peut lui en vouloir de mettre toute la responsabilité de cette guerre sur Zelenski au lieu de rappeler que ce sont les diverses administrations US qui ont poussé l'OTAN toujours plus près de la Russie. C'est le processus du bouc émissaire. Il permet de trouver un coupable unique, souvent innocent, plutôt que de chercher chez soi la responsabilité. Celle des USA est immense. La rappeler obligerait Trump à payer pour les dégâts, alors qu'il ne pense qu'à profiter de la position de faiblesse de Kyiv pour lui piquer ses terres rares, montrant par la même occasion qu'il ne vaut pas beaucoup mieux que les démocrates US. Au moins, il est franc dans ses intentions et essaie de terminer une guerre, plutôt que d'en commencer une.

Je comprends aussi que les pro-Ukraine soient en rage contre les déclarations de Trump sur le conflit. Il semble être dans la poche de Poutine. L'alternative est que Trump est en train de faire un deal avec Poutine et que, toute honte bue, comme un excellent commercial, il dise tout ce que Poutine veut entendre et taise tout le reste. Son but est que Poutine vienne négocier avec les USA après 3 ans de guerre. Biden n'avait même pas daigné appeler le Kremlin. Trump est direct et agit comme un businessman, pas comme un diplomate sophistiqué européen. Le jour où il aura besoin de notre aide, il sera tout miel. Mais si on fait déjà ce qu'il veut (payer pour la reconstruction de l'Ukraine), il peut nous mépriser.

Les critiques de l'Amérique reposent grandement sur celles d'Eisenhower dans son discours de départ de la Maison Blanche: le pouvoir du complexe militaro-industriel. Ce sont surtout les démocrates et le universitaires de gauche aux USA qui formulaient cette critique. Finalement, c'est la droite républicaine de Trump qui est la première à dénoncer ce pouvoir, les sommes immenses qui financent des entreprises d'armement et un Pentagon plus riche que les 10 prochains ministères de la défense. On peut effectivement voir cette guerre d'Ukraine comme un manière de recycler le vieil armement US pour le remplacer par du plus neuf et donc en faisant tourner les usines US. Remarquons que nos dirigeants Européens n'avaient rien à redire. Au contraire, maintenant que cette logique touche à son terme, ils regrettent son arrêt. Et je ne me fais pas d'illusions sur Trump. Si les armes US avaient permis de remporter la partie face à la Russie, il aurait continué de financer cette source de pouvoir US. 

Mais, Trump remarque que le retour sur investissement n'est pas bon. Les contribuables US paient pour l'armée la plus puissante au monde, mais celle-ci n'est pas capable d'aider un pays à écraser la minuscule économie Russe au bout de 3 ans d'affrontements. Notons que Trump vient d'ordonner de baisser les dépenses du Pentagon de 8 % et a proposé à la Chine et à la Russie de baisser de concert les dépenses de défense de 50%. Si l'on accepte que le cœur nucléaire de l'Etat profond américain est son complexe militaro-industriel, alors il faut soutenir Trump, même si la première victime est la sympathique Ukraine. Elle risque de voir ses frontières redessinées, comme le furent celles de l'Europe en 1945.

Trump avait le choix entre baisser les dépenses publiques pour les séniors, pour l'éducation de la jeunesse ou pour la défense. Ce sont les électeurs qui ont choisi de faire porter l'effort sur la défense en élisant Trump. Et avec Musk, Trump a aussi l'aide d'un technologiste pour rendre l'Etat US plus efficace et moins dispendieux. Je vois beaucoup de soit-disant démocrates dire que Trump fait un coup d'Etat, mais ses actions sur l'Ukraine sont bien celles annoncées durant la campagne. 

Un pays endetté à plus de 100% du PIB et qui a besoin d'emprunter des milliards à ses rivaux n'est plus crédible et n'est plus souverain. C'est aussi cela la dure réalité à laquelle Trump s'attaque avec l'élégance d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Malheureusement, Macron et Scholz n'ont pas compris le message: ils voudraient augmenter les emprunts publics en sortant les dépenses d'armement des règles de Maastricht! 

Bienvenue en économie de guerre ! de David Baverez


 Le fait que ce livre soit écrit par un investisseur français (qui plus est basé à Hong Kong et non à Paris) explique probablement pourquoi il est plus intéressant que La guerre des mondes, de Bruno Tertrais. David Baverez ne se contente pas d'analyser le monde par plaisir ou pour fournir des recommandations aux hommes d'Etat français. Son but est d'aider aussi les acteurs privés, les investisseurs et les cadres d'entreprises qui ont une activité internationale à mieux comprendre les enjeux de la guerre économique actuelle pour prendre les bonnes décisions. 
J'ai bien aimé sa vision froide et originale sur l'Ukraine. Il replace ce conflit dans l'affrontement entre les USA et la Chine. L'Ukraine serait une guerre par proxy sur le sol européen. Bref, l'Europe se 'Yémenise'! Et en livrant surtout des armes défensives (des 2 côtés), tout était fait pour que la guerre se prolonge, comme si les USA et la Chine trouvaient leur compte dans l'affaiblissement de l'Europe et de la Russie. Dans cette optique, on peut comprendre le revirement de Trump sur l'Ukraine comme sa réalisation que la Chine profite plus du conflit que les USA. En effet, la Chine n'offre aucun soutien militaire gratuit à Moscou. Et si les USA gagnent en vendant cher leur gaz, la Chine profite d'hydrocarbures russes très bon marché et payés en Renminbi!

David Baverez fait très fort quand il annonce page 32 que "l'Ukraine risque donc dans le futur d'être 'invitée' par ses créanciers à des échanges de dettes contre des droits miniers ; pendant que l'Europe, elle, réglera la facture de la reconstruction". En effet, Trump vient de demander les terres rares à l'Ukraine!
Et la solution qu'il propose n'est pas du tout guerrière, comme le titre pourrait le suggérer. Il rappelle la décision d'Adenauer en 1949 d'accepter la scission avec la RDA pour travailler à une réunification paisible.
A la page 58, il clarifie le titre du livre: "économie de guerre. Cela ne signifie pas que nous rentrons en guerre, mais que la solution aux quatre crises identifiées va devoir faire appel à des sacrifices d'une telle ampleur qu'ils créeront des tensions acerbes entre les régions du globe.

Mais j'ai aussi des points de désaccord avec ce livre:
- A la page 61, se serait les multinationales et leur greedflation qui seraient à l'origine de l'inflation dans l'alimentaire. Cet argument est négigeable par rapport à l'expansion monétaire des banques centrales. Bizarre, alors que l'auteur identifie bien les dettes publiques comme l'une des 4 grandes crises actuelles.
- la crise environnementale du réchauffement atmosphérique donne lieu à des analyses justes (les renouvelables sont chers et peu performants), mais l'auteur ne semble pas avoir compris que cette voie-là rendrait nos économies trop pauvres et que l'adaptation prônée par Koonin est une stratégie plus réaliste.
- Que ce soit sur l'IA chinoise, le rebond de ses marchés financiers ou sur l'automobile allemande, il semble que toutes les nouvelles (Deepseek, BYD...) depuis la fin de l'écriture du livre vont dans le sens de la Chine. Page 103, l'auteur a bien raison de rappeler que "Toute prévision quant au futur de la Chine doit être formulée avec prudence et humilité."
- Pas vraiment un désaccord, mais page 139, "le futur est aux modèles ouverts" semble en contradiction avec "la plus grande source de valeur provient, à l'inverse, de ceux qui ont conservé le contrôle de leur appareil productif" (page 119). Or, le fabless est un système ouvert...
- Une autre contradiction concerne l'inflation. D'un côté, il aimerait une inflation de 4%-5% pour résoudre le problème de la dette, d'un autre il critique l'inflation que fait 100% de mécontents (page 156), surtout les pauvres d'ailleurs. 

Son chapitre sur Taiwan est très bon et conforte mon analyse qu'une invasion militaire n'est pas probable. Quant à la Chine, Baverez distingue entre les élites léninistes du parti, nos rivaux, et les responsables politiques locaux, les entrepreneurs privés et la jeunesse, nos 3 amis de longue date!

Comme Huntington, Baverez conseille à l'Europe de miser sur ses forces, notamment notre fantastique densité culturelle, pour retrouver notre puissance. 

Je finis par cette question de la page 63: "Voulons-nous aujourd'hui ne plus commercer qu''entre amis' au risque de mettre en danger 7% de la richesse mondiale?" 
 
Conclusion: lisez ce livre!

Friday, February 14, 2025

La guerre des mondes, de Bruno Tertrais


 J'ai lu ce livre, trouvé dans la bibliothèque de mes parents, durant mon séjour en France. De retour à Taiwan, je me rends compte qu'il ne me reste quasiment rien de cette lecture. Pourtant, je me rappelle que j'ai trouvé le livre assez touffu d'informations et que je n'étais pas en opposition fondamentale avec ce qu'il décrit. Il offre une vision du monde très franco-européenne où les dictatures sont méchantes et Trump ne risque pas de se faire réélire. J'imagine qu'il a dû retravailler ces passages sur POTUS #47 dans la nouvelle édition sortie la semaine dernière (mais que je n'ai pas lu). 

J'ai trouvé certains passages très bons, bien recherchés, mais l'impression était plus de faire briller l'auteur que de proposer des idées nouvelles ou des solutions à des défis géopolitiques. Ainsi, sur le conflit larvé entre la Chine et Taiwan, M. Tertrais déballe les lieux communs occidentaux, tous à charge contre la Chine Populaire. Or, la réalité est un peu plus complexe qu'elle apparait dans le livre. Quelques exemples:

- le DPP, le parti indépendantiste, a fait geler les avoirs du parti nationaliste KMT, il y a 8 ans. Cela a pour conséquence de gêner le fonctionnement du parti, ses campagnes électorales. Mais cela a aussi eu pour conséquence de mettre un terme aux paiements des pensions des anciens employés du parti! 

- Ko Wen-Je, candidat à la présidence en 2024 et chef du nouveau parti TPP, est actuellement en prison pour des soupçons de détournement d'argent. Son parti et le KMT forment la coalition majoritaire au parlement, en opposition au président du DPP. Cet ancien médecin a certainement fait des erreurs par méconnaissance du droit, mais les sommes sont relativement faibles et pointent à une instrumentalisation de la justice.

- le Parlement de Taipei est souvent le lieu d'affrontements physiques entre les députés. En effet, le DPP ne supporte pas d'avoir perdu sa majorité et essaie de bloquer les votes par le recours à la force et aux intimidations.

- le DPP est responsable de la fermeture des centrales nucléaires de Taiwan. Il suit la même politique que l'Allemagne, avec les mêmes conséquences: une énergie moins abondante, carbonée et chère. Cette politique rend Taiwan plus vulnérable à un blocus maritime chinois, vu que ses réserves de charbon et de gaz seraient rapidement épuisées. 

- Le musée du palais national de Taipei contient les trésors des empereurs de Chine. Chang Kai-Shek a permis d'empêcher l'armée japonaise, puis les communistes, de mettre la main sur ces œuvres d'art. L'histoire de la République de Chine à Taiwan et celle de la Chine Populaire sont très imbriquées l'une dans l'autre. 

- 2 millions de Taiwanais ont visité la Chine Populaire en 2024 et 400,000 Taiwanais y vivent. Ces chiffres ne collent pas avec deux pays qui sont au bord de la guerre. D'ailleurs, je ne crois pas à une guerre pour reprendre Taiwan et je ne crois pas non plus que la Chine est une menace pour le monde quand on voit son évolution depuis 35 ans.

Bref, si la situation est plus complexe à Taiwan, il y a de grandes chances qu'elle soit aussi plus complexe en Ukraine et ailleurs. Mais l'important n'est pas tellement ce que nous pensons des autres pays. Nos moyens de les influencer sont quasiment nuls. Notre principal levier d'action est sur notre pays, la France, puis sur l'Europe. Or, à cet égard, je suis déçu de l'aveuglement devant nos problèmes internes. 

Un pays/continent fort a besoin de 3 ressources : 
1. Une main d'œuvre de talent motivée, peu taxée, 
2. De l'énergie abondante et bon marché, 
3. Un accès au capital pour faire des investissements judicieux. 

Or, la réalité est que
1. Nos Bac+5 émigrent aux Etats-Unis et les Bac -5 arrivent du Maghreb et d'Afrique.
2. Notre transition énergétique nous ruine et nous rend dépendants des producteurs de gaz (Russes, US, Qataris...) 
3. Les fonds de pension US financent nos dettes publiques. 

Les solutions pour retrouver notre puissance: 
1. Tronçonner les dépenses publiques pour baisser l'imposition des actifs,
2. Stopper l'immigration illégale et remigrer les partisans de la charia ,
3. Développer le nucléaire, rouvrir les centrales en Allemagne,
4. Augmenter les dépenses de défense,
5. Equilibrer les budgets publics.

Tuesday, January 14, 2025

Chine/Etats-Unis, le capitalisme contre la mondialisation de Benjamin Bûrbaumer

Habitant à Taiwan depuis 28 ans, auto-entrepreneur dans le secteur marchand international, investisseur dans le marché d'actions de Taiwan et d'Asie et diplômé d'un MBA avec une spécialisation en finance, ce livre de Benjamin Bürbaumer, au nom joliment alsacien (comme le mien!) a naturellement attiré mon attention. En effet, la rivalité sino-américaine est devenue, depuis quelques années, la question centrale de notre époque. Ma famille, mes amis et beaucoup de gens sur les réseaux sociaux en Occident s'inquiètent pour l'avenir de Taiwan et cela m'a poussé à écrire un article sur le risque militaire. Or,  comme je conclus que le conflit va certainement resté cantonné à l'économie, il est intéressant d'en savoir plus sur la partie qui se joue entre les 2 super puissances. Et c'est exactement le sujet de cet ouvrage écrit par cet économiste, maitre de conférences à Sciences Po Bordeaux. Etant français, l'auteur fait une présentation assez neutre, mais je sens poindre une petite préférence pour le challenger, amplifiée par le fait que cet économiste de secteur public a une fibre plus sociale que libérale. Mais j'ai trouvé cette perspective différente de la mienne intellectuellement stimulante, puisqu'elle me donnait l'occasion de questionner mon point de vue et le sien.

Bürbaumer a la bonne idée de débuter son livre par l'origine des délocalisations américaines vers l'Asie: la crise des années 1970. D'une certaine manière, les mouvements sociaux de 1968 ont donné plus de poids aux syndicats et ceux-ci ont demandé et obtenu une plus grande part de la valeur du PIB, au détriment des profits des entreprises et donc de la rémunération du capital. Les marchés financiers sont en crise durant les années 70s et les capitalistes cherchent une solution à cette crise. Pour l'auteur, la productivité est en berne, car il n'y a pas (encore) de nouvelle technologie (informatique) qui permettra un nouveau saut de productivité dans les années 1980. Il y a plus d'opportunités de profits en délocalisant la même production dans un pays à bas salaires qu'à investir dans des machines car la délocalisation ne demande pas d'investissement supplémentaire, juste un déplacement des machines. Mais, peut-être, est-ce comme le problème de l'œuf et la poule? En effet, on peut aussi argumenter que des profits faibles entrainent des investissements moins nombreux ce qui ralentit l'augmentation de la productivité et la rend négative dans le contexte de salaires (et de consommation) qui croissent plus vite que l'économie. 

La solution libérale à cette crise des profits fut donc de transférer les usines les plus consommatrices de main d'œuvre (textile, chaussure, jouet...) vers les pays d'Asie où la main d'œuvre est beaucoup moins chère car elle est sous-employée. Bürbaumer appelle cela la solution spatiale à la crise. Ainsi, "le principe central de l'ordre hégémonique est que l'économie mondiale est un jeu à sommes positives dans lequel certaines entreprises et certaines économies nationales peuvent faire plus de bénéfices que les autres, mais dans lequel toutes ont la possibilité de gagner." (page 37).

L'auteur montre aussi comment les accords de Bâle de 1988 exige que les banques augmentent leur capital en fonction des actifs risqués, ce qui les incite à investir dans ce qu'il y a de plus sûr, les obligations du Trésor américain. Et plus le monde à besoin de dollars US pour son commerce et ses achats de pétrole, plus les pays ne disposant pas ou de peu de réserves d'USD sont fragiles. Ainsi, à chaque crise économique en provenance des Etats-Unis, ces pays sont fortement touchés et Washington conditionne alors, au travers du FMI, son aide à une plus grande libéralisation des échanges et du marché intérieur de ces pays.

Cette politique de mondialisation est un succès. Les profits se remettent à croître, le commerce mondial augmente plus vite que les économies nationales, l'inflation est maîtrisée grâce à la politique de Volker, mais aussi grâce à l'effet déflationniste des prix bas des produits importés. Ainsi, le niveau de vie continue de s'améliorer lentement en Occident, même si les salaires stagnent. 

Dans la partie 2, Incontrôlable Chine, l'auteur montre que dans un premier temps, les intérêts de la Chine et des multinationales américaines étaient alignées. La Chine avait trop de pauvres désœuvrés à nourrir et un pays à reconstruire après un siècle de guerres civiles et mondiales. Deng donna son feu vert aux investissements étrangers, créa des zones franches. Une classe capitaliste en Chine vit le jour. Forte de son influence grandissante, elle avait intérêt de pousser vers plus de libéralisation et d'échanges commerciaux mondiaux. Cela s'est aussi traduit par des garanties juridiques. Ainsi, "la Constitution fut modifiée pour garantir la propriété privée en 2004 et, en 2007, les droits de propriété ont été codifiés, la propriété privée a été reconnue et une indemnisation a été garantie en cas d'expropriation." (page 83).

Comparée à d'autres pays périphériques pauvres, la Chine se distingue par une transition plus douce du communisme vers le capitalisme et des approvisionnements en énergie plus stables (mais polluants). Elle évite ainsi ces crises qui obligèrent d'autres pays à s'ouvrir en se pliant totalement aux désirs américains. De plus, les USA n'ont jamais dépassé 10% des investissements directs en Chine. La plus grande partie vient de Hong Kong, de Taiwan et de Singapour et du Japon. Dans l'équipement électronique, la part de Taiwan dans les investissements en Chine se monte à 75%! (Et une partie des investissements de Hong Kong sont des capitaux chinois qui cherchent à bénéficier des avantages d'investissements étrangers!)

Le livre rappelle que la croissance du PIB fut exceptionnelle (+10% durant les années 2000) et se reposait surtout sur la croissance des exportations (+25%). Cela montre que la Chine a, elle aussi, utilisé une solution spatiale (l'export) à sa crise. Ici, l'auteur constate que cela a creusé les inégalités de revenus en Chine entre 1978 et 2008 (page 98), ce à quoi on aimerait répondre que le socialisme c'est un partage assez égalitaire de la pauvreté, alors que le libéralisme, c'est un partage inégalitaire de la prospérité! Il dit aussi que ce n'est que dans les années 2000 que le nombre de Chinois vivant sous le seuil de pauvreté a commencé à baisser et que ce seuil est au même niveau qu'en 1980. Pour l'auteur, "plutôt que d'avoir fait disparaitre l'extrême pauvreté, les réformes libérales l'ont fait spectaculairement augmenter dans un premier temps. Dans un second temps, après 20 ans de forte croissance, le pays a retrouvé son niveau initial. En somme, la libéralisation a à peine réparé les dégâts qu'elle a causé." 

Il y a à cela des explications rationnelles, comme, par exemple, le fait que l'accumulation de capital est plus lente chez les très pauvres, car ils consomment près de 100% de leurs revenus. Aussi pour accumuler rapidement des capitaux et moderniser l'appareil productif, il est plus rapide de le faire par des hauts revenus à une minorité sans système de redistribution. Un autre argument est de se demander quel aurait été la situation des pauvres sans ces réformes économiques libérales. Leur condition se serait-elle améliorée? Or, on a la réponse en observant la situation d'un pays voisin qui décida de ne rien changer à son système communiste et surtout de ne pas se rattacher à la mondialisation: la Corée du Nord. Ce pays connait encore de vraies famines où les pauvres meurent de faim, ce qui n'est plus le cas en Chine Populaire. Ce procès du libéralisme est clairement une faiblesse idéologique de l'ouvrage. Le fait que les pauvres ne récoltent pas immédiatement les fruits de leur travail est ce qui permit justement au pays de croitre bien plus vite qu'ailleurs et maintenant ils profitent aussi de l'augmentation général du niveau de vie.

La troisième partie, échapper au contrôle américain des chaines globales de valeur, est très pertinente pour comprendre que le bras de fer actuel entre Trump et Xi a des racines anciennes. La Chine a appris des multinationales comment fabriquer des produits de plus en plus sophistiqués. Elle a aussi beaucoup investi dans la formation de sa jeunesse. Elle ne se contente plus d'effectuer les tâches à faible valeur ajoutée. Ses entreprises concurrencent sérieusement les firmes américaines. Mais cette nouvelle concurrence n'est pas acceptée en Occident. En effet, la Chine a remarqué que les entreprises américaines possèdent de nombreux leviers pour empêcher les firmes chinoises de prendre leur place tout en haut des chaines de valeur, là où se font les plus grands profits.

La solution pour la Chine est de répliquer avec ses propres leviers: construire des infrastructures dans le cadre des routes de la soie pour contourner les points contrôlés par les Etats-Unis, définir en premier les normes techniques des nouvelles technologies (ex: 5G, 6G, voitures électriques. Pour cela, la Chine investit beaucoup dans la formation et la R&D. Cela porte ses fruits puisqu'elle forme chaque année 7 millions de nouveaux ingénieurs contre moins de la moitié aux Etats-Unis. De plus à partir de 2006, la part de brevets chinois déposés en 'triades' (aux USA, en Europe et au Japon) passe de 1% à 10,6% en 2020. Ajoutons aussi que, pour mieux contrôler l'information, la Chine a créé son propre environnement Internet et peut se passer de Google, Microsoft...

La première réaction de défense contre la concurrence chinoise concerne Huawei, la firme qui construit les réseaux de téléphonie 5G et des portables. Maintenant, elle a été étendue aux puces les plus avancées, notamment celles utilisées dans le développement l'IA, le dernier champ de bataille technologique entre les USA et la Chine. La difficulté pour les Américains est que la Chine est à la fois le client principal pour les puces, mais aussi le premier concurrent. 

La quatrième partie porte sur la contestation du privilège exorbitant du dollar. L'auteur cite Robert Puttmann, Multi-Polar capitalism, qui chiffre à 20 milliards de dollars US l'avantage que les Etats-Unis ont d'avoir le dollar comme monnaie de réserve mondiale. Personnellement, je trouve cet avantage très faible comparé à la taille de l'économie américaine (25000 milliards) et, notamment, de la taille des dépenses militaires, 800 milliards de dollars.

La Chine s'efforce donc de commercer en renminbi. En 2011, seul 10% de son commerce extérieur était réglé en renminbi. En 2021, cette portion est passée à 25% et la guerre d'Ukraine n'a fait que renforcer cette tendance. Le gel, voire la confiscation des avoirs Russes, a poussé la Chine à mettre fin à ses achats de bons du Trésor américain et à acheter de l'or. La Chine a aussi adopté une politique monétaire stable afin de développer son marché obligataire, mais son système financier est encore insuffisamment ouvert et sophistiqué pour pouvoir remplacer le dollar ou l'Euro.

La cinquième partie est celle des Etats-Unis dans le piège de l'hégémonie. Pour Gramsci, toute hégémonie repose sur la force et le consentement. Il faut convaincre les autres de la bienveillance de sa démarche. Cela se fait par du storytelling, mais cette histoire doit s'appuyer sur des faits, des réalités. Ainsi, Hollywood fut longtemps le fer de lance du soft power et je trouve intéressant comment la Chine, gros marché de cinéma, a neutralisé cette arme en finançant de nombreux films américains. 

La Chine développe elle aussi un discours de soft power, surtout à l'attention des pays du Sud, en martelant qu'elle n'a pas mené de guerre depuis 1979 (contrairement aux USA...). La Chine répète aussi qu'elle a vaincu l'extrême pauvreté chez elle et qu'elle est prête à aider les pays en développement à faire de même au prix d'une coopération économique accrue, mais sans conditions politiques. Larry Summers rappporte ces propos d'un dirigeant d'un pays émergents: "La Chine nous donne un aéroport. L'Amérique nous donne une leçon de morale."  Et durant le Covid, la Chine a offert des vaccins à des pays pauvres, alors que les firmes pharmaceutiques occidentales privilégiaient la livraison des pays riches.

C'est surtout au niveau militaire que les USA ont le plus grand pouvoir hégémonique. Il se manifeste par les dépenses militaires, les plus fortes au monde, mais aussi par les nombreuses bases américaines (750) sur tout le globe. Le contrôle de Taiwan est crucial, car cette île bloque l'accès de la Chine au Pacifique et permet aux USA de garder la mainmise sur les puces les plus avancées, celles produites par TSMC. Si la Chine réagit en augmentant ses dépenses militaires et ses coopérations internationales, c'est autant pour protéger ses intérêts que pour affaiblir le pouvoir de nuisance de l'Amérique. 

Dans la postface, Romain Godin voit la rivalité Amérique/Chine comme une crise du capitalisme. Les Etats-Unis ont besoin d'imports bon marché, mais pas de nouveaux concurrents, tandis que le capitalisme chinois a besoin d'exporter de plus en plus pour donner du travail à sa population maintenue dans un système inégalitaire de répartition des revenus, le tout conduisant à une crise écologique. La solution préconisée est celle de la lutte des classes, tant aux USA qu'en Chine!

Personnellement, au lieu de voir le verre à moitié vide, je trouve qu'il est intéressant de pointer sur le verre à moitié plein. D'abord, la crise des profits aux USA fut résolue par le développement de la Chine et l'enrichissement des Chinois. Et, maintenant, la crise chinoise de sa transition d'une économie basée sur l'immobilier et les infrastructures est en passe d'être résolue en aidant au développement les pays du Sud afin qu'ils deviennent des marchés solvables pour les exportations chinoises. Reste à espérer que la guerre économique ne deviendra jamais militaire, et qu'elle se transforme en compétition où les entreprises les plus innovantes et les plus productives continueront de s'améliorer et de croître pour le bien de tous. Le capitalisme a fait grandir la taille du gâteau depuis 200 ans. Il n'y a pas de raison que cela s'arrête, surtout avec toutes les nouvelles avancées technologiques récentes dans l'IA et l'électronique.  

Errata: 1. page 69 "Dans un Etat dirigeant l'économie est dirigée par un parti unique, les contradictions" peut être corrigé par "Dans un Etat dirigeant l'économie et dirigé par un parti unique, les contradictions".

2. Page 141 "fournissant des bien peu complexes": il manque le 's' à biens.