Habitant à Taiwan depuis 28 ans, auto-entrepreneur dans le secteur marchand international, investisseur dans le marché d'actions de Taiwan et d'Asie et diplômé d'un MBA avec une spécialisation en finance, ce livre de Benjamin Bürbaumer, au nom joliment alsacien (comme le mien!) a naturellement attiré mon attention. En effet, la rivalité sino-américaine est devenue, depuis quelques années, la question centrale de notre époque. Ma famille, mes amis et beaucoup de gens sur les réseaux sociaux en Occident s'inquiètent pour l'avenir de Taiwan et cela m'a poussé à écrire un article sur le risque militaire. Or, comme je conclus que le conflit va certainement resté cantonné à l'économie, il est intéressant d'en savoir plus sur la partie qui se joue entre les 2 super puissances. Et c'est exactement le sujet de cet ouvrage écrit par cet économiste, maitre de conférences à Sciences Po Bordeaux. Etant français, l'auteur fait une présentation assez neutre, mais je sens poindre une petite préférence pour le challenger, amplifiée par le fait que cet économiste de secteur public a une fibre plus sociale que libérale. Mais j'ai trouvé cette perspective différente de la mienne intellectuellement stimulante, puisqu'elle me donnait l'occasion de questionner mon point de vue et le sien.
Bürbaumer a la bonne idée de débuter son livre par l'origine des délocalisations américaines vers l'Asie: la crise des années 1970. D'une certaine manière, les mouvements sociaux de 1968 ont donné plus de poids aux syndicats et ceux-ci ont demandé et obtenu une plus grande part de la valeur du PIB, au détriment des profits des entreprises et donc de la rémunération du capital. Les marchés financiers sont en crise durant les années 70s et les capitalistes cherchent une solution à cette crise. Pour l'auteur, la productivité est en berne, car il n'y a pas (encore) de nouvelle technologie (informatique) qui permettra un nouveau saut de productivité dans les années 1980. Il y a plus d'opportunités de profits en délocalisant la même production dans un pays à bas salaires qu'à investir dans des machines car la délocalisation ne demande pas d'investissement supplémentaire, juste un déplacement des machines. Mais, peut-être, est-ce comme le problème de l'œuf et la poule? En effet, on peut aussi argumenter que des profits faibles entrainent des investissements moins nombreux ce qui ralentit l'augmentation de la productivité et la rend négative dans le contexte de salaires (et de consommation) qui croissent plus vite que l'économie.
La solution libérale à cette crise des profits fut donc de transférer les usines les plus consommatrices de main d'œuvre (textile, chaussure, jouet...) vers les pays d'Asie où la main d'œuvre est beaucoup moins chère car elle est sous-employée. Bürbaumer appelle cela la solution spatiale à la crise. Ainsi, "le principe central de l'ordre hégémonique est que l'économie mondiale est un jeu à sommes positives dans lequel certaines entreprises et certaines économies nationales peuvent faire plus de bénéfices que les autres, mais dans lequel toutes ont la possibilité de gagner." (page 37).
L'auteur montre aussi comment les accords de Bâle de 1988 exige que les banques augmentent leur capital en fonction des actifs risqués, ce qui les incite à investir dans ce qu'il y a de plus sûr, les obligations du Trésor américain. Et plus le monde à besoin de dollars US pour son commerce et ses achats de pétrole, plus les pays ne disposant pas ou de peu de réserves d'USD sont fragiles. Ainsi, à chaque crise économique en provenance des Etats-Unis, ces pays sont fortement touchés et Washington conditionne alors, au travers du FMI, son aide à une plus grande libéralisation des échanges et du marché intérieur de ces pays.
Cette politique de mondialisation est un succès. Les profits se remettent à croître, le commerce mondial augmente plus vite que les économies nationales, l'inflation est maîtrisée grâce à la politique de Volker, mais aussi grâce à l'effet déflationniste des prix bas des produits importés. Ainsi, le niveau de vie continue de s'améliorer lentement en Occident, même si les salaires stagnent.
Dans la partie 2, Incontrôlable Chine, l'auteur montre que dans un premier temps, les intérêts de la Chine et des multinationales américaines étaient alignées. La Chine avait trop de pauvres désœuvrés à nourrir et un pays à reconstruire après un siècle de guerres civiles et mondiales. Deng donna son feu vert aux investissements étrangers, créa des zones franches. Une classe capitaliste en Chine vit le jour. Forte de son influence grandissante, elle avait intérêt de pousser vers plus de libéralisation et d'échanges commerciaux mondiaux. Cela s'est aussi traduit par des garanties juridiques. Ainsi, "la Constitution fut modifiée pour garantir la propriété privée en 2004 et, en 2007, les droits de propriété ont été codifiés, la propriété privée a été reconnue et une indemnisation a été garantie en cas d'expropriation." (page 83).
Comparée à d'autres pays périphériques pauvres, la Chine se distingue par une transition plus douce du communisme vers le capitalisme et des approvisionnements en énergie plus stables (mais polluants). Elle évite ainsi ces crises qui obligèrent d'autres pays à s'ouvrir en se pliant totalement aux désirs américains. De plus, les USA n'ont jamais dépassé 10% des investissements directs en Chine. La plus grande partie vient de Hong Kong, de Taiwan et de Singapour et du Japon. Dans l'équipement électronique, la part de Taiwan dans les investissements en Chine se monte à 75%! (Et une partie des investissements de Hong Kong sont des capitaux chinois qui cherchent à bénéficier des avantages d'investissements étrangers!)
Le livre rappelle que la croissance du PIB fut exceptionnelle (+10% durant les années 2000) et se reposait surtout sur la croissance des exportations (+25%). Cela montre que la Chine a, elle aussi, utilisé une solution spatiale (l'export) à sa crise. Ici, l'auteur constate que cela a creusé les inégalités de revenus en Chine entre 1978 et 2008 (page 98), ce à quoi on aimerait répondre que le socialisme c'est un partage assez égalitaire de la pauvreté, alors que le libéralisme, c'est un partage inégalitaire de la prospérité! Il dit aussi que ce n'est que dans les années 2000 que le nombre de Chinois vivant sous le seuil de pauvreté a commencé à baisser et que ce seuil est au même niveau qu'en 1980. Pour l'auteur, "plutôt que d'avoir fait disparaitre l'extrême pauvreté, les réformes libérales l'ont fait spectaculairement augmenter dans un premier temps. Dans un second temps, après 20 ans de forte croissance, le pays a retrouvé son niveau initial. En somme, la libéralisation a à peine réparé les dégâts qu'elle a causé."
Il y a à cela des explications rationnelles, comme, par exemple, le fait que l'accumulation de capital est plus lente chez les très pauvres, car ils consomment près de 100% de leurs revenus. Aussi pour accumuler rapidement des capitaux et moderniser l'appareil productif, il est plus rapide de le faire par des hauts revenus à une minorité sans système de redistribution. Un autre argument est de se demander quel aurait été la situation des pauvres sans ces réformes économiques libérales. Leur condition se serait-elle améliorée? Or, on a la réponse en observant la situation d'un pays voisin qui décida de ne rien changer à son système communiste et surtout de ne pas se rattacher à la mondialisation: la Corée du Nord. Ce pays connait encore de vraies famines où les pauvres meurent de faim, ce qui n'est plus le cas en Chine Populaire. Ce procès du libéralisme est clairement une faiblesse idéologique de l'ouvrage. Le fait que les pauvres ne récoltent pas immédiatement les fruits de leur travail est ce qui permit justement au pays de croitre bien plus vite qu'ailleurs et maintenant ils profitent aussi de l'augmentation général du niveau de vie.
La troisième partie, échapper au contrôle américain des chaines globales de valeur, est très pertinente pour comprendre que le bras de fer actuel entre Trump et Xi a des racines anciennes. La Chine a appris des multinationales comment fabriquer des produits de plus en plus sophistiqués. Elle a aussi beaucoup investi dans la formation de sa jeunesse. Elle ne se contente plus d'effectuer les tâches à faible valeur ajoutée. Ses entreprises concurrencent sérieusement les firmes américaines. Mais cette nouvelle concurrence n'est pas acceptée en Occident. En effet, la Chine a remarqué que les entreprises américaines possèdent de nombreux leviers pour empêcher les firmes chinoises de prendre leur place tout en haut des chaines de valeur, là où se font les plus grands profits.
La solution pour la Chine est de répliquer avec ses propres leviers: construire des infrastructures dans le cadre des routes de la soie pour contourner les points contrôlés par les Etats-Unis, définir en premier les normes techniques des nouvelles technologies (ex: 5G, 6G, voitures électriques. Pour cela, la Chine investit beaucoup dans la formation et la R&D. Cela porte ses fruits puisqu'elle forme chaque année 7 millions de nouveaux ingénieurs contre moins de la moitié aux Etats-Unis. De plus à partir de 2006, la part de brevets chinois déposés en 'triades' (aux USA, en Europe et au Japon) passe de 1% à 10,6% en 2020. Ajoutons aussi que, pour mieux contrôler l'information, la Chine a créé son propre environnement Internet et peut se passer de Google, Microsoft...
La première réaction de défense contre la concurrence chinoise concerne Huawei, la firme qui construit les réseaux de téléphonie 5G et des portables. Maintenant, elle a été étendue aux puces les plus avancées, notamment celles utilisées dans le développement l'IA, le dernier champ de bataille technologique entre les USA et la Chine. La difficulté pour les Américains est que la Chine est à la fois le client principal pour les puces, mais aussi le premier concurrent.
La quatrième partie porte sur la contestation du privilège exorbitant du dollar. L'auteur cite Robert Puttmann, Multi-Polar capitalism, qui chiffre à 20 milliards de dollars US l'avantage que les Etats-Unis ont d'avoir le dollar comme monnaie de réserve mondiale. Personnellement, je trouve cet avantage très faible comparé à la taille de l'économie américaine (25000 milliards) et, notamment, de la taille des dépenses militaires, 800 milliards de dollars.
La Chine s'efforce donc de commercer en renminbi. En 2011, seul 10% de son commerce extérieur était réglé en renminbi. En 2021, cette portion est passée à 25% et la guerre d'Ukraine n'a fait que renforcer cette tendance. Le gel, voire la confiscation des avoirs Russes, a poussé la Chine à mettre fin à ses achats de bons du Trésor américain et à acheter de l'or. La Chine a aussi adopté une politique monétaire stable afin de développer son marché obligataire, mais son système financier est encore insuffisamment ouvert et sophistiqué pour pouvoir remplacer le dollar ou l'Euro.
La cinquième partie est celle des Etats-Unis dans le piège de l'hégémonie. Pour Gramsci, toute hégémonie repose sur la force et le consentement. Il faut convaincre les autres de la bienveillance de sa démarche. Cela se fait par du storytelling, mais cette histoire doit s'appuyer sur des faits, des réalités. Ainsi, Hollywood fut longtemps le fer de lance du soft power et je trouve intéressant comment la Chine, gros marché de cinéma, a neutralisé cette arme en finançant de nombreux films américains.
La Chine développe elle aussi un discours de soft power, surtout à l'attention des pays du Sud, en martelant qu'elle n'a pas mené de guerre depuis 1979 (contrairement aux USA...). La Chine répète aussi qu'elle a vaincu l'extrême pauvreté chez elle et qu'elle est prête à aider les pays en développement à faire de même au prix d'une coopération économique accrue, mais sans conditions politiques. Larry Summers rappporte ces propos d'un dirigeant d'un pays émergents: "La Chine nous donne un aéroport. L'Amérique nous donne une leçon de morale." Et durant le Covid, la Chine a offert des vaccins à des pays pauvres, alors que les firmes pharmaceutiques occidentales privilégiaient la livraison des pays riches.
C'est surtout au niveau militaire que les USA ont le plus grand pouvoir hégémonique. Il se manifeste par les dépenses militaires, les plus fortes au monde, mais aussi par les nombreuses bases américaines (750) sur tout le globe. Le contrôle de Taiwan est crucial, car cette île bloque l'accès de la Chine au Pacifique et permet aux USA de garder la mainmise sur les puces les plus avancées, celles produites par TSMC. Si la Chine réagit en augmentant ses dépenses militaires et ses coopérations internationales, c'est autant pour protéger ses intérêts que pour affaiblir le pouvoir de nuisance de l'Amérique.
Dans la postface, Romain Godin voit la rivalité Amérique/Chine comme une crise du capitalisme. Les Etats-Unis ont besoin d'imports bon marché, mais pas de nouveaux concurrents, tandis que le capitalisme chinois a besoin d'exporter de plus en plus pour donner du travail à sa population maintenue dans un système inégalitaire de répartition des revenus, le tout conduisant à une crise écologique. La solution préconisée est celle de la lutte des classes, tant aux USA qu'en Chine!
Personnellement, au lieu de voir le verre à moitié vide, je trouve qu'il est intéressant de pointer sur le verre à moitié plein. D'abord, la crise des profits aux USA fut résolue par le développement de la Chine et l'enrichissement des Chinois. Et, maintenant, la crise chinoise de sa transition d'une économie basée sur l'immobilier et les infrastructures est en passe d'être résolue en aidant au développement les pays du Sud afin qu'ils deviennent des marchés solvables pour les exportations chinoises. Reste à espérer que la guerre économique ne deviendra jamais militaire, et qu'elle se transforme en compétition où les entreprises les plus innovantes et les plus productives continueront de s'améliorer et de croître pour le bien de tous. Le capitalisme a fait grandir la taille du gâteau depuis 200 ans. Il n'y a pas de raison que cela s'arrête, surtout avec toutes les nouvelles avancées technologiques récentes dans l'IA et l'électronique.
Errata: 1. page 69 "Dans un Etat dirigeant l'économie est dirigée par un parti unique, les contradictions" peut être corrigé par "Dans un Etat dirigeant l'économie et dirigé par un parti unique, les contradictions".
2. Page 141 "fournissant des bien peu complexes": il manque le 's' à biens.