A l'heure de la guerre entre l'Ukraine et la Russie, il est particulièrement intéressant de se pencher sur cet ouvrage de Carl Schmitt, dans lequel il explique qu'une paix universelle n'est pas vraiment possible.
Dans la préface, l'auteur rappelle que durant le Moyen-Age, on a eu l'antagonisme entre le spirituel, qui relève de la foi, et le temporel, qui relève du politique. La fin de l'unité de l'église (la scission entre catholiques et protestants) a détruit l'unité politique que la religion apportait aux pays Européens. C'est donc vers l'Etat qu'on s'est alors tourné pour rétablir la paix intérieure. L'Etat mit fin aux guerres privées et aux guerres de religion. L'Etat assure "la tranquillité, la sécurité et l'ordre" au moyen de sa police et on note que police et politique sont dérivés du même mot grec polis. On passe de la loi de Dieu à la loi du souverain (roi, puis peuple). Cette loi distingue clairement qui est un criminel, qui est un bon citoyen et qui est l'ennemi avec lequel l'Etat peut signer une paix ou une armistice. C'est un progrès considérable de considérer l'ennemi comme tel, de manière dépassionnée et non plus comme un criminel haïssable. Ainsi, la paix devient possible.
Le livre commence par cette phrase un peu obscure: "Le concept d'Etat présuppose le concept de politique". Or, si beaucoup d'auteurs ont l'habitude de définir la politique de manière un peu tautologique comme étant ce qui est en relation avec l'Etat, Carl Schmitt veut aller à la racine de ce qui fonde l'Etat. En effet, Carl Schmitt remarque qu'il y a des activités qui peuvent prospérer sans intervention de l'Etat (la religion, la culture, l'économie, l'éducation...). Mais leur neutralité cesse dès lors que l'Etat commence à s'en occuper. Un Etat total voudra s'intéresser à tous les domaines de la société et ne manquera pas de les politiser.
La thèse centrale de cet ouvrage est que la distinction ami/ennemi est le critère central du politique, comme la distinction bien/mal est central à la morale, le beau/laid est central à l'esthétique, le rentable/non rentable à l'économie... Ici, il faut entendre ami/ennemi au sens concret et existentiel et non pas métaphorique. Un concurrent économique, par exemple, n'est pas forcément un ennemi. L'ennemi est l'ennemi public (hostis) et non l'ennemi privé (inmicus). L'ami est le peuple qui se regroupe conformément à la distinction ami/ennemi.
Schmitt identifie alors une contradiction: l'Etat est l'unité qui englobe tous les 'amis', mais c'est souvent par intrigues, manigances, rivalités internes qu'un chef parvient à sa tête. Le mot politique est alors souvent utilisé pour disqualifier quelqu'un qui fracture la société, alors que son rival essaiera de se situer au-dessus des partis, à un niveau objectif et neutre (avec pour soi la science, la morale, le droit, l'économie). Le risque est que les antagonismes internes supplantent l'unité nationale et conduise à une guerre civile (ex: prolétaires contre bourgeois ou musulmans immigrés contre chrétiens). Ce risque devient quasiment une réalité quand, au sein d'un Etat, des partis organisés fournissent plus de protection que l'Etat. Le citoyen apprend rapidement qui est le vrai maitre et à qui obéir. Face à un ennemi intraétatique, l'Etat peut utiliser les mesures suivantes: bannissement, ostracisme, mise hors la loi, confiscation des biens, expatriation, interdiction de se réunir, exclusion des charges publiques...
Si Carl Schmitt met tant la guerre au centre de la notion du politique, ce n'est pas qu'il la trouve désirable ou courante, mais qu'elle reste toujours une extrémité possible. Pour lui, la guerre économique, religieuse ou morale est absurde. Une guerre est avant tout politique, fondée sur la discrimination ami/ennemi. Si on ajoute d'autres justifications, alors la guerre peut devenir encore plus violente et inhumaine, puisqu'un camp trouve qu'il a une supériorité morale à l'autre.
Les conflits sont révélateurs du véritable souverain. Un peuple qui est souverain peut empêcher une guerre qui va à l'encontre de ses intérêts et de ses principes. Lors de la guerre, l'Etat est l'unité politique de décision et de désignation de l'ennemi. Si un peuple s'en est remis à un autre pour sa protection, c'est le protecteur de ce dernier qui désignera l'ennemi. Ainsi, la fin de la politique chez un peuple marque aussi souvent la fin de l'existence de ce peuple.
Carl Schmitt trouve que la pensée de Hegel s'accorde bien avec sa définition du politique. Par exemple, quand Hegel dit qu'une quantité devient une qualité au-delà d'un certain seuil, cela peut signifier que tout a le potentiel de devenir politique dès lors que certains seuils sont franchis. Cela peut nous faire penser au pouvoir financier de grandes institutions financières, au pouvoir technologique et économique des GAFAM, au pouvoir démographique de l'Afrique (ou de l'immigration africaine), des syndicats de la fonction publique...
Dans la dernière partie de son texte de 1932, Carl Schmitt pense que le libéralisme individuel est incompatible avec le politique, car le libéral n'a pas une vision positive de l'Etat. Le libéral veut bien de la protection de ses biens, dit-il, mais il rechigne à sacrifier sa vie pour l'Etat. L'Etat est vu avec méfiance, comme un mal nécessaire dont il faille séparer les pouvoirs pour mieux le contrôler et le freiner, au risque de le neutraliser et de lui enlever son côté de détenteur de la violence légitime,
Contrairement à Carl Schmitt, je trouve que le libéralisme classique s'accorde assez bien avec sa définition du politique, l'antagonisme ami/ennemi. En effet, il me semble que l'on peut rapprocher sa pensée de l'importance centrale du régalien dans un Etat libéral. Définir qui sont les ennemis intérieurs et extérieurs et protéger les citoyens amis contre eux est le rôle de la police/justice et de l'armée. A l'intérieur, les citoyens abandonnent la prérogative de la violence au profit de l'Etat qui a, en contrepartie, la tâche de les protéger et de châtier les personnes qui troublent l'ordre et la paix sociale. A l'extérieur, l'Etat est aussi le seul à pouvoir envoyer une partie de ses citoyens au combat contre l'ennemi et risquer leur mort.
Certes, un Etat libéral devra savoir motiver son armée par le patriotisme au lieu de les enrôler de force comme le ferait un Etat total. Mais l'histoire du XXe siècle a montré que la démocratie libérale américaine a su agir de manière décisive et victorieuse face à deux formidables ennemis totalitaires: l'Axe sino-germanique et l'URSS. L'incompatibilité entre la politique au sens de Schmitt et le libéralisme n'est donc pas inscrite dans les gênes de la démocratie libérale. Mais si Schmitt se réjouit de voir l'Etat devenir total car, pour lui, toutes les activités de la société ont le potentiel de devenir politique, le libéral préfèrerait que l'Etat se restreigne au régalien où il a un monopole naturel. Cette spécialisation de l'Etat n'est pas une garantie de réussite, mais son éparpillement semble aller de pair avec la baisse de son efficacité.