Saturday, June 22, 2019

Tiers monde et mondialisation

J'ai 47 ans et dans ma jeunesse la plupart des articles sur l'état du monde traitaient de ce fossé entre pays industrialisés et Tiers Monde. Ce concept de Tiers Monde était repris partout, par tout le monde, un peu comme on par de mondialisation de nos jours. En fait, on dirait que c'est comme si ce concept creux et fourre-tout de mondialisation avait remplacé celui de Tiers Monde.

Si on a arrêté d'utiliser le mot 'Tiers-Monde', c'est car il n'est plus très pertinent. Un grand nombre de pays autrefois pauvres se sont développés et industialisés ces dernières décénnies, et un grand nombre de pays occidentaux, je pense notamment à la France, se sont empêtrés dans une crise économique et sociale qui les tire vers le bas. Bref, cet opposition entre pays riches occidentaux et pays pauvres du Tiers Monde est de moins en moins nette. Le niveau de vie à Singapour ou Taiwan a dépassé ou égalé le niveau de vie de nombreux pays d'Europe.

Mais au lieu de continuer dans le théorique, j'aimerais vous parler de ce que j'ai pu voir à mon niveau à Taiwan il y a plus de 20 ans. J'arrivai sur l'ile au moment de la libéralisation des télécom pour la téléphonie mobile. Auparavant, il y avait un opérateur unique (CHT) et celui-ci s'approvisionnait exclusivement chez Alcatel, Siemens et Lucent (ancien AT&T) au travers de 3 joint ventures. En effet, ces 3 firmes s'étaient partagé le marché des équipements de téléphonie fixe en accord avec CHT (Chung Hua Telecom), firme d'Etat.

Je fus embauché chez Siemens Telecommunications Sytems Limited (STSL) en 1997. Elle appartenait pour 60% à Siemens, 25% à CHT et 15% à une riche famille proche du KMT, le parti de Chiang Kai Shek. A l'époque on est clairement dans une configuration de capitalisme de connivence. L'Etat a le monopole d'une industrie (le fixe) et il a partagé le marché de fourniture de son matériel entre 3 firmes qui se partagent le nord, le centre et le sud du pays. Elles ne sont donc pas en concurrence entre elles. Et la marge de chaque Joint Venture pour installer et maintenir le matériel est garantie par CHT. Ainsi, ces investisseurs privés sont de vrais rentiers car ils ne peuvent pas perdre. C'est bien entendu pareil pour ces conglomérats occidentaux qui vendent du matériel à haute valeur technologique. Leur entente n'est pas non plus du libéralisme, mais cette structure fut acceptée et même entérinée par le pouvoir. On comprend qu'un tel arrangement facilitait le 'business' et qu'il n'y avait pas de grande pression sur les coûts. Dans ces conditions, Siemens pouvait produire en Allemagne et Alcatel en France et Lucent aux USA.

Mais avec l'arrivée du GSM, les conditions du marché furent bouleversées. Cela commença par la fin du monopole de CHT dans les services de téléphone mobile. L'Etat vendit aux enchères 5 ou 6 licences à des nouveaux opérateurs. Et pour leur vendre notre matériel, il fallut entrer en concurrence frontale avec Alcatel et Lucent, mais aussi Nortel (Canada) et Nokia! STSL réussit à vendre le système GSM de Siemens à un nouvel opérateur national et à opérateur régional, mais pas à CHT, l'opérateur historique. Mais très vite les revenus du mobile dépassent largement ceux du vieux business du fixe.

Tout ne fut pas parfait et libéral dans ce nouveau business. Le plus gros point noir furent des commissions de 3 à 6% pour nos grands contrats dans le mobile. Je ne sais pas trop qui fut à l'origine de ces commissions, l'acheteur ou Siemens. Mon jeune chef, le CFO, était opposé, mais le CEO le convainquit que sans ces commissions la firme n'obtiendrait pas de contrats. Le siège de Munich ne fit pas de problèmes, car les commissions semblent (semblaient?) assez fréquentes dans les grands contrats dans le monde. (Moi j'étais en bas de l'échelle de décision, celui qui controle l'exécution des contrats, mais je n'ai pas fait de zêle pour payer ces commissions ; en théorie, j'aurais du les payer aussi sur les petits contrats annexes, mais je les 'oubliais' simplement!)

Mais ces commissions n'avaient pas d'influence sur la guerre des prix qui eut lieu. Chaque nouveau contrat donnait lieu à des baisses de prix conséquentes car il s'agissait beaucoup de matériel électronique qui voit son prix baisser, et de logiciels dont les coûts de R&D sont comme fixes, mais distribués sur un grand nombre de clients. Et comme les opérateurs sont en concurrence entre eux, ils font pression sur les fournisseurs pour obtenir de meilleurs prix. Cela poussait Siemens en Allemagne à baisser ses coûts en sous-traitant ou bien en délocalisant certaines productions. STSL aussi cherchait toujours à être plus efficace. Cette baisse des coûts continuelle avait pour but de rester compétitif et profitable.

Mais l'opérateur qui poussa la concurrence à son comble fut CHT, l'ancien monopole et maintenant partiellement privatisé. CHT n'acheta plus que par appel d'offre transparent: le moins cher gagne le marché. Et le résultat fut radical: le prix d'achat de ses équipements s'effondra et devint l'un des plus bas au monde. De plus, avec l'accès au WTO, Taiwan avait pratiquement éliminé les taxes sur les importations de ces équipements et cela permettait donc de baisser leur prix encore plus.

En l'espace de quelques années après cette libéralisation, Taiwan devint le pays avec la plus forte pénétration du téléphone mobile (100%) au monde! Les clients Taiwanais peuvent maintenant faire jouer la concurrence et choisir le fournisseur qui a la meilleure offre de services, la meilleure couverture ou les meilleurs prix... Les opérateurs régionaux furent rachetés par les opérateurs nationaux car ils étaient trop petits, mais la concurrence reste saine.

Mais qu'en est-il des salariés de STSL? Sont-ils les exploités du système? Je pourrais bien me plaindre, car j'ai été embauché aux conditions locales et non à des conditions d'expatrié. Or, un expat gagne bien plus qu'un local. C'est pourquoi le CFO était le seul expat payé par STSL. Les ingénieurs expat étaient envoyés et payés par le siège en fonction des contrats. STSL payait un peu mieux qu'une firme locale. Les salaires sont plus bas qu'en Europe et les vacances sont moins longues, mais elle pratiquait un partage généreux des bénfices avec ses employés: 6 mois de salaires de bonus étaient assez courants, plus des primes de renouvellement de contrat. Au final, je gagnais bien ma vie malgré mon statut local et un salaire de départ bas. (NB: pour la petite histoire, je fus embauché un peu avant une autre Taiwanaise pour le même poste et quelle ne fut pas ma surprise de voir un jour que cette jeune femme au parcours similaire gagnait un peu plus que moi sur sa fiche de paie! Alors que je parlais l'allemand en plus de l'anglais et que j'avais vite eu de meilleurs résultats qu'elle. Après un an ou deux, c'est moi qui avait un salaire supérieur et ce n'était que que justice au vu de mes performances! En fait, l'explication est que je m'étais très mal vendu: ce boulot j'en avais besoin pour rester légalement dans le pays.)

L'ouverture à la concurrence permit donc aussi de mettre fin au capitalisme de connivence de ces actionnaires taiwanais de STSL. Dorénavant, leur capital prenait de vrais risques et était rétribué en conséquence. D'ailleurs, après 2001 et la crise dans les télécoms, l'industrie se contracta et STSL finit par être absorbée lorsque Nokia et Siemens Telecommunications fusionnèrent. Avec cette crise, beaucoup de salariés perdirent leur boulot ou partirent en retraite. Certains collègues partirent chez les opérateurs, d'autres chez la nouvelle concurrence chinoise et moi je me lançai dans l'aventure des thés de Taiwan! La perte de l'emploi n'est pas grave si l'économie continue d'en créer de nouveaux ou si on les crée soi-même.

Donc récapitulons qui sont les gagnants de cette mondialisation libérale dans les télécoms à Taiwan:
1. Les clients Taiwanais qui ont maintenant d'aussi bons services, voire meilleurs, que dans les pays industrialisés!
2. L'industrie Taiwanaise des processeurs s'est développée avec la baisse des coûts (selon la théorie de spécialisation de Ricardo).
3. Siemens AG en Allemagne a fait des profits substantiels pendant la période faste et des pertes lors du retournement de situation qui l'ont conduit à fusionner avec Nokia pour survivre. Cette multinationale est clairement soumise à la concurrence mondiale et n'a pas de monopole ou de position dominante.
4. La concurrence a fortement réduit la corruption et le capitalisme de connivence.
5. Les carrières sont plus courtes, mais mieux payées et il est possible de rebondir dans une économie libérale en expansion.

En conclusion, j'ai pu constater que la mondialisation libérale dans les télécom a bien mis fin au rapport de force qui privilégiait les firmes des pays occidentaux par rapport à celles du Tiers Monde. Cela a permis à Taiwan de refaire son retard et même devenir un temps leader dans l'utilisation du portable!

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